Sur un Teaser, des mots simples évoquent : la difficulté à s’exprimer, à faire sortir, du fond de soi, les idées qui s’y bousculent, et en réponse, proposent des messages, révélés par la peinture, ses couleurs, ses formes, posées, spontanément, sur une feuille de papier.
Cette « proposition de peindre » m’invitait à entrer dans ce que, jamais dans cette vie, je n’avais su expérimenter. Mon habitude d’obéir à des modèles écrasants, à me soumettre à mes adultes référents si bloqués dans l’imitation, durait depuis les temps de mon enfance et de mon adolescence. Ainsi, au-delà de mes vingt ans, j’avais perdu le goût de voir s’évanouir dans les conventions et dans le sourire de ces adultes, mes dessins trop personnels, trop originaux, trop hors normes à leurs yeux. C’est à ce moment-là, que j’avais tu mes pinceaux.
Plus de trente années sont passées et voici que ce bout de papier me propose d’oser l’aventure de la peinture spontanée. Saurais-je plonger dans l’inconnu proposé par cette publicité, m’arracher à mon nid de silence dans lequel je crois m’abriter et où, en réalité, je végète à en mourir, à m’oppresser ! Je m’affole, mais, ma petite voix intérieure me souffle, si puissamment, si silencieusement, son « vas-y « débordant de confiance, que je ne peux plus résister.
Voilà je m’enfonce dans l’Aventure …
27 Janvier 2000, première séance de peinture spontanée chez Marie , au Vallon
Pour honorer mon premier rendez-vous avec cette peinture créatrice, encore soumise aux règles de ma vie familiale, je décide de respecter un rituel vestimentaire : « porter un vêtement neuf pour honorer cette rentrée nouvelle », comme je devais le faire lors de toutes les rentrées scolaires de mon enfance.
C’est par sa couleur que je définis cet achat, une couleur-lumière, claire, joie, une couleur jaune, un jaune puissant qui se démarque de ma garde-robe restreinte à la gamme des sombres, de gris en noirs, de noirs en bleu-marine. Dans cet hiver pluvieux, je me laisse séduire par un ciré de marin qui me tend « jaunement » ses manches dans les rayons du magasin où quelque fournisseur l’a débarqué. Wouaouh ! quel accoutrement ai-je pris là ??? Assurément, je pressens, déjà, les paquets de haute mer qui vont s’abattre sur moi dans ce voyage au long cours que j’entreprends. Le jaune fluo de mon vêtement de pêcheur, aisément repérable, ne peut cacher mon stress, et mon entrée va s’avérer aussi éloignée que possible de la discrétion à laquelle j’aspire en mon for intérieur.
Il est des actes de notre vie qui nous dépassent !
Ce matin donc, arborant mon ciré de marin, peu me chaut que la pluie tombe du ciel, je m’engage dans l’aventure, à cinquante lieues de ma maison, portée par les ailes de l’espérance, le cœur agité de mille émotions.
Me voici à destination.
Je descends, une à une, les marches qui mènent à la salle de réception, tandis que degré à degré s’aggrave mon stress jusqu’à son comble. Une femme souriante m’accueille, m’ouvre ses bras, m’offre sa chaleur, chuchote à mon oreille, délicatement, son admiration pour la couleur si flamboyante de mon ciré. Compliment bien tourné pour un vêtement excentrique qui ne farde même pas la désorganisation de mon plexus solaire. En moi, crainte et espérance se livrent rude bataille, me tiraillent entre la retraite et la poursuite de mon périple.
L’atmosphère du lieu apaise mes inquiétudes, et apaise aussi celles du groupe des autres stagiaires ici réunies. Présentations réciproques, musique, danse libre ont raison des folies dans nos têtes, nous libèrent de notre quotidien.
Insensiblement le calme me pénètre.
En toute confiance à présent, nous accompagnons Marie, la maîtresse des lieux, jusqu’au quai d’embarquement
Là, comme dans un atelier d’Arno Stern, gouaches et pinceaux s’exposent à nos yeux éblouis. Nous sommes comme des enfants devant le choix, la beauté, la facilité d’accès aux couleurs. C’est le bonheur de peindre, qui s’offre à nous ! Notre hôtesse-peintre-animatrice travaille à la manœuvre, installe contre le mur, devant chacune d’entre nous, une grande feuille blanche, et annonce le départ de notre croisière sur la mer de créativité. Ma sortie du port se fait en douceur. Notre manœuvrière nous a fourni le mode d’emploi pour enclencher le pilote automatique de notre bateau-feuille.
J’ai laissé venir à moi peintures et pinceaux, mes doigts libérés de ma tête ont dessiné, simple ébauche en noir, une femme.
Quel étrange sentiment ! Tout se crée par moi et sans moi.
Je rencontre une ombre que je n’ai pas eu conscience de vouloir créer. Son image informe, puissante, envahissante est, paradoxalement, inexistante. Elle vient de se poser, en effet miroir, face à moi. Qui est-elle ? Une cape l’abrite, la rend mal visible, couvre ses yeux. Je ne distingue aucun de ses traits. Un sentiment trouble m’envahit, une envie coercitive de la détruire se mêle à une confiance irraisonnée en elle. Je me laisse porter. Deux pas vers les couleurs, ma main docile installe sur la palette de la gouache magenta, deux pas en retour vers la silhouette en noir, et je l’enveloppe de ce rouge-violacé.
Un premier demi-cercle part de ses pieds, puis d’autres courbes s’accolent à lui aussi dynamiques et vigoureuses. La demi-fleur, ou est-ce un joyeux feu, émerge. Il s’embrase à droite, veut s’épandre à l’instant même où ma tête reprend le pouvoir.
L’impatience 
d’un maître mental contraint au repos n’a pas tardé à se manifester. Ma main, forcée par lui, n’embellit plus, elle détruit.
Par l’avant mon bateau pique dans le déséquilibre, s’enfonce lentement dans l’asymétrie.
A trop reproduire à gauche le pendant de ce qui s’était posé à droite, ma volonté tue ma spontanéité, encage dans un coffre-fleur, consume dans un brasier.
Tout se dérègle.
De notre manœuvrière à ma créature, de mon mental au pilote automatique, je ne sais plus à quel guide me fier.
Mon bateau coule.
Ma panique diffuse.
Marie la capte, s’approche de moi, souffle à mon oreille l’anodine question : » Qu’y-a-t-il au cœur de ta fleur ? « .
Prise en flagrant délire de non lâcher-prise je réponds très vite : « Rien, c’est une erreur »
L’inquisitrice repart, me laisse en déroute.
Les dahlias du jardin de mon enfance s’évadent de ma mémoire. Pourquoi ai-je parlé d’erreur ? Pourquoi ce souvenir de dahlias ?
Je n’ai pas le temps de me perdre en conjecture que l’habituée des coups de grand vent, ma guide appointée, réapparaît. Elle a suivi ma galère et m’incite à tenir plus ferme le gouvernail : « Précise ta forme si tu veux que l’on comprenne. »
Aiguillonnée par sa remarque, je dépose du noir dans ma coupelle et m’apprête à donner plus de corps à la femme en noir.
Je me recule, je mesure comment poser le pinceau sur elle, mon œil gauche prêt à se fermer pour bien jauger des distances et, ô surprise, je me rencontre ! Oui, elle est moi, oui c’est moi, je le vois nettement.
Tout aussi clairement je reconnais mon mérite d’avoir été suffisamment nuit pour m’amener jusqu’à cet embarquement, et je lui-m’en rends grâce à l’heure même de nos adieux.
Car ma mue commence !
Pfut !
Blanc ! Blanc ! Blanc ! …
Vieille part de moi disparaît !
Le blanc-lumière balaye ses ténèbres. Sous les coups de pinceaux guidés par ma main dégagée de l’emprise mentale, l’amas blanc épouse la forme d’un œuf.
Mon trois-mâts arrête sa dérive, je hisse la grand voile. Je suis oubli ! Le temps n’a plus de rythme, l’espace est infini…
Par le miracle de la peinture, par celui du regard porté sur elle, un corps sort de l’œuf.
En rose-orangé j’esquisse sa tête, ses bras et jambes.
Le résultat est grotesque !
Je corrige, j’ajoute du blanc, du vert.
Mon mental perfectionniste a repris les rênes, je concevais un nouvel être et en abus de correction, je le ceins de glace. En plein océan Antarctique ma frêle embarcation va se briser contre la banquise. Le froid me paralyse.
« Ah ! C’est qui ? »
Perdue dans mon hiver, je n’ai pas entendu revenir Marie.
J’hésite à répondre, je doute de ma propre vue, et c’est du bout des lèvres que je murmure : « c’est moi ».
« Tu ne trouves pas qu’il a une drôle d’allure ? »
Assurément, en dépit de mes efforts, la peinture verte de l’espérance n’a pu éloigner la mort glaciale, mais est-ce cela qui l’interpelle ?
Dialogue par signes, à mon haussement de sourcil éloquent répond le mime de mon cicérone, balançant ses bras en allure marche en avant, elle dirige ses pieds vers l’arrière, dans une position totalement déjetée.
» Tu peux marcher toi, comme çà ? Où va-t-il ? «
» C’est à dire qu’il allait dans l’autre sens et moi … ».
Ma ténébreuse me regardait, alors prise par le vent de l’imitation, emballée par celui de la logique, j’ai tiré des bordées, à contre vent, sans maîtriser la barre, obligeant le nouveau personnage, silhouette d’enfant, à adopter une étrange position.
Mon cicérone a raison, il me faut remonter dans le lit du vent.
J’ouvre, à l’eau claire, douceur, tendresse, le haut de la fleur.
Les icebergs fondent. En quelques touches de rose-orangé, le corps de l’enfant reprend sa voie vers l’au-delà de ma toile et un ou deux rais de soleil, mélange de jaune et de blanc, le dirigent vers la lumière. Je suis délivrée de mon malaise et prends du recul pour admirer mon œuvre, quand, brusquement, la direction du vent change.
Le voici vent debout. Est-ce lui qui trouble ma vue, qui défigure la fleur ?
A droite, dans sa première partie que j’avais tant aimée, le magenta est devenu acier bloquant, alentour le manque d’air durcit tout.
Un tunnel magnétique est posé là, en lieu et place de fleur.
Le dahlia de mon enfance choisit ce moment pour affleurer, une nouvelle fois, à la surface de ma mémoire.
Il achoppe mon bateau, jusqu’à ce que je l’entende me dire : « Vois ! Ce bonhomme, qui avance d’un air décidé sur la toile, il ressemble étrangement à toi, petite fille ! »
C’était donc bien moi que j’avais aperçue avec cette allure de mal bâtie ! Malgré les quelques coups de pinceau de gouache rouge-violacée, que je glisse comme un tapis sous ses pieds, je crains de l’accueillir dans cette zone de gros temps.
Une force orageuse émane du tunnel. Ici, la force-guerre prime sur l’amour, l’énergie créatrice se meut en combat mortifère. Je ne ressens que violence. Je suis violentée.
La femme cape m’a menée en un lieu de mort, et c’est celui que choisit pour s’embarquer ma fillette si longtemps délaissée.
Le dahlia de mon enfance qui n’a su me retenir par sa beauté, ce jour, tout bonnement pour ne plus me perdre, m’enserre dans ses pétales-mâchoire. J’ai l’impression de m’enfermer dans une peinture-prison. Je dois en défaire les barreaux, m’éloigner de mon mental si impérieusement créatif.
Illico, j’allège l’étau en délavant la couleur froide, le magenta acier, à l’eau claire, sans le détruire, et je souris à ma petite fille.
Elle marche, droit devant, nue, libre, au grand jour, si différente de vieille moi servile, terrée sous sa cape, si ressemblante aussi.
Aucune d’elles ne montre ses mains.
La fillette va sans mains, la vieille cache les siennes sous la cape.
Saurais-je prêter les miennes à l’enfant ?
A l’heure de l’accostage quand mon Cicérone s’approche, j’exulte.
Mon voilier-peinture m’a transmis un message de compréhension de moi.
Aucun mot n’avait encore à ce jour su le traduire.
Tout au long de cette croisière, mes pensées ont fusé, mon esprit s’est éclaté, j’ai effleuré le vide de ma connaissance, j’ai extirpé du trou noir de mon inconscient, vieille femme et petite fille, et ma joie est mon trophée.
Je le chante au diapason des grandes orgues qui résonnaient sous la voûte paroissiale lors des messes de mon enfance, mon corps et mon être vibrent, et continueront de frémir de la sorte, à chaque navigation sur la mer de la créativité.
Au fil des voyages, petite fille s’apprivoise, se dévoile.
La plupart du temps, elle se tient aux commandes de notre vaisseau.
A chaque escale, elle et moi digérons ensemble nos riches et surprenantes découvertes.
Le temps s’écoule.
A chaque appel intérieur, vibratoire, je m’embarque sur le bateau feuille blanche, et le miracle se reproduit.
Je lâche prise, je me fais confiance, et je pars en voyage, je découvre les merveilles de ma compréhension, je rencontre l’Amour de moi, je m’émancipe de l’autre guide de mes actes, je m’amène à moi, à mon Âme guide de ma vie !
